-XVIII-

Trois ou quatre jours passèrent. Gérard, pendant ce laps de temps, évita de trop sortir avec la garde. Il ne pensait d'ailleurs plus beaucoup aux recommandations maternelles.

L'hiver était maintenant venu. Il ne faisait pas très froid, et souvent des journées attiédies de soleil rappelaient qu'après l'hiver viendrait un printemps. Par un de ces beaux jours Gérard était parti seul sur la route de la Charnée, vers les étangs de Beauregard. Il avait erré longtemps sur les rives dépouillées désormais, attristées de roseaux morts, si pâles, avec leurs panaches gris. Parfois un canard sauvage rayait d'un vol brusque le ciel, ou quelque ramier venu des bois. C'était l'hiver, avec les derniers feux d'herbes aux coins des champs, les prés déserts embrunis de gel. On ne rencontrait plus les chars de vendanges, et les batteuses bourdonnantes, mais des transports de fumiers, ou de lourds charrois à cinq chevaux, traînant des troncs d'arbres. Dans l'air sec résonnait au lointain des bois la cognée.

Un coup de feu claqua très près de Gérard, tandis qu'un chien jappait dans ses jambes.

« Tiens, Henry, je te prends à chasser sur les terres des Chatelbeaucenis ».

« Cela leur apprendra à porter un nom qui ne leur appartient pas. Le sens de la propriété ne doit pas être unilatéral. »

Un grand garçon, coloré, la mine joyeuse, répondait à Gérard avec un éclat de rire. Henry de Beaupré était un vieil ami de la famille Seymour. Gérard le connaissait depuis son enfance.

« Comment se fait-il que tu sois seul. On dit qu'on ne sort plus qu'avec Mademoiselle Perceron ».

De quoi se mêlait Henry. Gérard fut vivement irrité, mais il n'osa pas se montrer froissé de peur du ridicule. Cette bonne pièce d'Henry ne manquerait pas de colporter l'écho de sa colère dans tout le pays.

« Tu connais donc Mademoiselle Perceron ? »

« Si je la connais ! Elle a soigné toutes les accouchées de la famille... Dis donc. Elle déteste toujours autant l'amour. »

Gérard était assez content que la conversation s'engageât sur un terrain moins personnel :

« Toujours autant ! Marie et moi, nous n'avons même plus le droit de nous embrasser ! »

« Elle est crevante. Tu sais qu'elle a tenu un moment une pension d'enfants. Elle a mis à la porte le petit Patrice Daniel, qui avait huit ans, parce qu'il avait embrassé ma cousine Claudie de Beaupré, qui en avait sept ! Tout ce qui de près ou de loin évoque l'amour lui paraît une cochonnerie ».

« Je m'en aperçois... »

« Oui, mais je ne sais pas si tu t'aperçois qu'elle est dangereuse. Ne te défends pas. Je ne fais pas allusion à tes promenades, bien que tout le pays en parle. Mais elle possède un art de troubler les ménages. Je ne sais pas comment il se fait, dès qu'elle paraît dans un foyer tout va moins bien. C'est après son passage que le ménage de Roger Morand a commencé de battre d'une aile. De même pour les Saint Cricq. Elle a communiqué à Ghislaine la répulsion que lui causait Michel, et depuis tu sais comme est lamentable leur mésentente. Méfie-toi. Moi j'ai fermement décidé qu'elle ne viendrait jamais chez moi. Je suis bien certain que depuis qu'elle est là Marie est nerveuse, sans indulgence, inquiète... »

« Mais non, mon vieux, mais non... »

C'était vrai pourtant, Gérard se sentit rougir. Mieux valait interrompre tout de suite cette conversation.

*

**

« Maman avait raison, se disait Gérard sur le chemin de La Roche, - Gisèle doit monter la tête de Marie ».

Mille détails lui revenaient en mémoire : des inflexions de voix, des phrases interrompues à son arrivée... Que de sous-entendus dans les conversations surprises entre Gisèle et Marie lui devenaient clairs.

Et pourtant, sur de simples soupçons, des impressions de sa mère que celle-ci ne parvenait pas à motiver, quelques racontars de cette mauvaise langue d'Henry de Beaupré, allait-il mettre à la porte une femme à qui le liait le plus impérieux devoir de reconnaissance. Et quand même ce serait vrai, et quand même Gisèle eût voulu attenter à son bonheur, devrait-il oublier sa dette ?

Lentement le crépuscule d'hiver s'imposait à la campagne désertée. Quelques reflets cuivrés s'accrochaient aux vitres dans le village. Sur un mur un rouge-gorge sautillait. Des enfants rentraient de l'école, enfoncés dans leur pèlerine, petites formes triangulaires, aussi larges que hautes. Le claquement de leurs galoches résonnait ferme dans l'air vif. Qu'il était calme ce soir d'hiver. Il apaisait l'inquiétude de Gérard, le désarmait. Il le sentait bien : il ne renverrait pas cette garde. Et ce n'était pas la reconnaissance. Comment eût-il pu dire son sentiment ? Une faiblesse le gagnait, une lâcheté peut-être, ou plutôt la paix de ces campagnes. Chaque fumée au coin des toits présageait un bonheur. Il sentait avec attendrissement la joie de tous ces retours, quand les enfants posent le panier vide de leur déjeuner, et leurs livres. Bientôt, assis autour de la table, ils peineront sur leur copie ou leur addition. Maintenant ils mangent une tartine de pain et de confiture ; le père, au coin du feu répare un outil. Et bientôt ce sera la soupe et le bain profond dans la nuit. Le village est comme un navire dans le port, mais on sait qu'il lèvera l'ancre. Le village démarre vers la nuit. Il largue les derniers filins qui le tenaient au rivage. Bientôt il se lancera tout entier dans le sommeil. L'angélus sonne à l'église, et n'est-ce pas le signe du départ ?

Gérard ne troublera pas cette paix. Aucune scène n'altérera le repos du village. Gérard sent qu'il ne pourrait supporter la présence d'une peine en un tel soir. Tout à l'heure il exécrait Gisèle, mais il ne pourrait supporter qu'elle souffrit.

Longtemps il reste devant la porte de La Roche, tandis que s'allument un à un des feux, là-bas, dans les bourgs. Et ce sont comme des feux de position sur la mer.